Le plongeon de la BCE dans l’espace des taux d’intérêts négatifs a avivé les commentaires à travers le monde. Plus encore les allusions de Mario Draghi ont signifié la ligne radicale, prise dans la tradition monétariste faisant écho aux paroles de Milton Friedman : la monnaie hélicoptère figurerait bien dans la boite à outil de la BCE.

Pousser l’expérience monétariste jusqu’à ses limites et ses derniers retranchements ne fait pas peur aux extrémistes de l’institution européenne pris dans cette quasi panique. Cette tendance n’a pas échappé à Romaric Godin qui dans la Tribune (ici) a fournit une page d’analyse monétaire pesant les avantages attendus avec les risques qui dans le contexte contemporain doivent être soulignés doublement . Nous savons tous combien est répandue l’habitude chez nos financiers et nos banquiers centraux mais aussi auprès de nos agences de notations, de sous-estimer ces risques ; la prudence est donc doublement requise. Romaric Godin a très bien compris les paradoxes récurrents d’une Allemagne donneuse d’ordres et autocentrée sur ses propres en jeux. Point besoin de revenir sur le sujet ici, son analyse est solide pour éclairer les paradoxes (ici) dans lesquels s’enlise le gouvernement d’Angela Merkel,  et elle peut servir de référence.

Je me bornerais à faire résonner dans ces lignes une alerte d’un autre type, liée à l’histoire plus ancienne et à l’expérience de la finance «made in France», fondatrice d’enseignements. L’épisode auquel je veux faire allusion, est sorti de l’oubli grâce à une publication reprise sur le blog financier Zerohedge (ici) : il propose un étrange parallèle entre John Law et la BCE qui nourrit l’inspiration.

Episode 1 : La mémoire interdite
A la lecture de l’article d’Alastair Macleod analysant le jeu à la John Law que mène de nos jours la BCE (Misplaced Confidence In The ECB – Lessons From John Law’s Mississippi Bubble), mon sang n’a fait qu’un tour (1). C’est précisément cette nécessité de la mémoire historique, même en économie, qui décida de mon sort. Je me permets ce détour pour illustrer et expliquer le contexte conventionnel construit qui pèse sur les mentalités (2). Il se caractérise par le développement organisé du l‘individualisme de convention que je définis comme le mode de comportement adapté à cette organisation spécifique du capitalisme financiarisé, contrôlé par une oligarchie restreinte par l’instrument des mécanismes spéculatifs.

Cette référence organisationnelle éclaire bien des égarements et des questions qui surgissent actuellement sur les places publiques au sens le plus réel du terme… Place de la République avec “Nuit Debout” (3) : L’individualisme instillé avec détermination depuis les premiers éclats médiatiques de figures à la Bernaud Tapie, a fait le lit de l’Europe du rêve et des convergences virtuelles.  L’Euro et de ses drames s’y sont glissés. L’individualisme de convention (2) s’est nourri du refus de l’histoire. Il est à propos de le rappeler alors que les yeux s’ouvrent sur les problèmes et que le sentiment se diffuse que tout est à reconstruire pour éviter la voix de la soumission et de l’horreur. La rengaine de la seule alternative, aller de l’avant dans le même sens suicidaire, la rengaine néolibérale de l’austérité infinie qu’entonne le trio mortifère, Attali, Soros, Macron fait aussi tomber les masques. La chance est là d’oser voir enfin!

Il y a une 10 ans dans le monde universitaire globalisé et donc aussi à l’Université de Cergy Pontoise où j’enseignais, évoquer des crises financières n’était qu’étrangeté et archaïsme. Ce travers biaisé vers l’histoire était suffisant à faire peser sur vous la suspicion de non-professionnalisme ; je n’avais pu cependant résister à l’adopter. Et sans hésiter j’avais traité en cours l’épopée spéculative de John Law en mettant l’accent sur les désordres qui en furent le corolaire… Existent-ils des étudiants pour s’en souvenir encore?

Il y a 10 ans nous étions à l’apogée du discours sur l’équilibre général -calculable ou non- et absolument incontesté. Dans cet espace académique régi par la merveille de la globalisation et les experts se devaient de louer la plasticité ingénieuse de l’Euro. Oser parler d’instabilité de la finance au niveau des perfections atteintes et telles qu’en témoignait la convention financière régnante, n’était que le signe d’un esprit sombre et agité et non conforme aux évolutions du monde.

Comment ne pouvait-on refuser de croire à l’équilibre et oser vouloir professeur dans une université française? On entendait en effet de tels propos sans pouvoir sourcilier… Equilibre fondateur des promesses de la monnaie européenne, rêvé est surtout installé pour le bonheur de l’humanité…jusqu’à la fin des temps! Une fin de l’histoire qui rendait suspecte toute mémoire des crises d’un passé honteux et révolues. L’histoire ne pouvait avoir cours et il fallait la faire taire pour de bon.
Pour cette formation des esprits «économistes», l’engagement des pédagogues devait être sans compromis… Le monde global comptait sur eux!
La dissidence académique coûtait cher en combats quotidiens dans ce monde universitaire : combats toujours plus futiles les uns que les autres… On se battait pour des contrats UE, gages de survie financière… On se battait aussi grossièrement pour des mètres carrés de bureau dans les étages de la plus prestigieuse université parisienne, chérie des médias….On s’y faisait dérober les clefs si par mégarde en allant à la photocopieuse on laisser son cartable trop ouvert! Du vécu qui marque sur la petitesse des passions et la déchéance des esprits.

J’ai vite été confrontée à une extrême lassitude qui me mis en garde sur les risques de renoncement.  Je savais qu’en m’efforçant de m’habituer j’y perdrais tout élan dans le travail de recherche puisqu’il m’aurait fallu renier toute intuition, rejeter mes résultats qui fondaient mes opinions. Des décisions s’imposaient. Mon choix fut l’exil, plutôt que de sombrer dans le conformisme alimentaire.

Retrouver le respect de l’histoire…même dans l’économie! Quelle gageure ! Quel exil?  Là où l’histoire montre qu’elle a un sens et qu’elle compte  pour rassembler les peuples (importance du pluriels!). Des images symboliques, une réalité de refus répétée d’un monde sous la férule exclusive du matérialiste sont les éléments qui ont guidés ce choix. Ils ont servi à nourrir la confiance qu’en Russie, la résistance française trouverait sens et encouragement.  La légitimité nourrie dans l’histoire entremêlée aussi depuis des siècles entre nos deux pays dans les troubles et les espoirs, aiderait.

Aujourd’hui que s’ouvre une dixième année de cette vie refondée, l’apaisement, le sens trouvé ont depuis longtemps succédé à l’humiliation d’avoir osé cette non-conformité au dogme via l’exil.

J’écris ces lignes de circonstance parce qu’enfin un témoignage est possible actuellement mais surtout aussi parce que des collègues subissent encore et toujours ces mêmes pressions ; elles sont toujours aussi lourdes, certes plus visibles avec les yeux qui s’ouvrent… Mais toujours découragement et craintes pour la subsistance et surtout celle de la famille y sont associées: la condition salariale basique qu’a décrit Frédéric Lordon sur la Place de la République le 40 mars 2016 (ici), ses propres collègues la subissent chaque jour encore, parce qu’ils ont en plus une famille et s’en soucient. Peut-être s’en est-il aperçu un jour?

Quel fut l’objectif de ce raz-de-marée idéologique de cette lame de fond globale de la convention financière? La conclusion s’impose clairement : Il s’agissait de stériliser toute recherche hors de la ligne officielle, un objectif académique auquel la crise de 2008 n’a paradoxalement pas pu mettre encore un terme. L’inertie l’a emporté sur la quête de connaissance : Reconnaissance plus que connaissance : la stratégie des yeux fermés!
La curiosité, aiguillon de la recherche a été dévoyée dans la servilité imposée par la prodigalité des contrats de recherches européens : l’incitation marchande vers la norme. La fabrique de l’imposture comme sait bien la décrire Roland Gori (4)… sans oublier ses manifestations les plus caricaturales avec notre fameuse AERES,  instance néo-stalinienne de contrôle et de cadrage de l’imagination dans la recherche!

L’impression actuelle est que les esprits académiques qui se complaisent dans cette inertie de confort semblent de plus en plus se tétaniser et se crisper, non pas par peur des Places qui se remplissent de gens Debouts mais des grondements de la bête! Ses secousses bancaires qui assombrissent le panorama… Les drames financiers s’annoncent en effet pires qu’en 2007, c’est bien aussi le sens de l’alerte donnée par W. Wright ancien économiste en chef de la Banque des Règlement Internationaux (BRI) (cf. ITV accordé au journal britannique The Telegraph et traduit dans les Crises ici) :

“La situation est pire qu’elle ne l’était en 2007. Nos munitions macroéconomiques pour combattre les baisses sont fondamentalement toutes épuisées,” dit William White qui craint une vague de défauts sans précédent…. comme du temps de John Law!
A suivre
Clair obscure du système bancaire: les héritiers de John Law : Episode 2 : John Law et la BCE

 

Note :

(1) http://www.zerohedge.com/news/2016-03-21/misplaced-confidence-ecb-lessons-john-laws-mississippi-bubble “Misplaced Confidence In The ECB – Lessons From John Law’s Mississippi Bubble”, Alasdair Macleod via GoldMoney.com,
MARCH 17, 2016

(2) Je fais référence ici explicitement à l’approche des conventions et de leur rôle dans les orientations et promotions d’une économie marchande financiarisée (cf. Viableco “Confiances et conventions“).

(3) à travers des déclarations qui aident à clarifier les débats : François Ruffin réalisateur de “Merci Patron (bande annonce ici)” qui permet d’éclairer les positions un brin anachroniques de Frédéric Lordon. Contrairement à ce que nous dit Frédéric, la ligne de démarcation n’est pas tant entre le salarié et le patron…qu’entre le salarié et le patron d’une part et le marché et le fonds (de pension) de l’autre! C’est la décision du gestionnaire du fonds qui répercute l’évaluation du marché et l’appât du gain qu’elle laisse envisager qui condamne l’entreprise, le patron et les salariés à un chômage, reconstituant “l’armée de réserve”. Pour le patron, le salarié  peut avoir une autre valeur que celle évaluée par le marché et le court terme : cette valeur peut-être au contraire d’une valeur de court terme,  celle du savoir-faire et de l’aventure commune. L’un et l’autre, patron et salarié soumis ensemble au marché sont à la merci d’une condamnation à l’exode obligée ou à l’errance  subie si le fond décide de casser l’entreprise pour s’approprier un bénéfice! Ils peuvent avoir l’un est l’autre à aller chercher fortune ailleurs, hors de leur territoire. Ils seront dépossédés par le marché et les mouvements de court terme du capital de façon similaire. Ils peuvent devenir l’un et l’autre, les “nomades” de la globalisation et de la gouvernance mondiale tant vantée par les coteries  de l’entourage de J. Attali.

(4) Roland Gori est psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l’ Université Aix-Marseille: il présente ici son livre sur l’imposture. Pour les détails, son livre pdf (ici)

Image  : Portrait de John Law… créateur de bulles, William Verelst (b. England), 1727 huile sur toile.

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